
À la croisée de l’imaginaire et de la tradition orale, les légendes des Pays de Savoie sont les gardiennes d’un patrimoine culturel riche et souvent méconnu. Dans les vallées reculées et les montagnes escarpées, des récits fantastiques traversent les générations, porteurs d’une mémoire collective aussi vivante que les paysages qu’elle habite. Parmi elles, la légende du dragon de Praz-sur-Arly occupe une place toute particulière dans le cœur des habitants du Val d’Arly. Moins célèbre que la Dame blanche du lac du Bourget ou que les mystères de la Dent du Chat, cette histoire ancienne puise ses racines dans un récit de terreur, de bravoure et surtout d’union face au péril.
Ce conte, transmis de bouche à oreille, raconte comment deux familles rivales s’allièrent pour vaincre une bête effrayante, incarnation des forces sauvages et destructrices de la nature. Plus qu’une simple fable, cette légende cristallise les valeurs rurales de solidarité, d’ingéniosité et de lien au territoire.
Une vallée en proie à la terreur
Praz-sur-Arly est un charmant village savoyard niché à 1 035 mètres d’altitude, entre Megève et Flumet. Entouré de forêts denses, de pentes herbeuses et de torrents dévalant les pentes du Mont du Vorès, le décor semble tout droit sorti d’un conte. C’est dans cette atmosphère à la fois rude et poétique que prend naissance la légende. Les paysages du Val d’Arly, en toutes saisons, inspirent naturellement la magie, le mystère et les récits symboliques.
Selon la tradition orale, tout commence par un bouleversement. Un dragon redoutable, aux yeux de feu et aux crocs acérés, serait sorti des profondeurs de la forêt pour semer la panique. La bête, que certains décrivent comme mi-serpent mi-lézard géant, aurait élu domicile près du Nant-du-Cheval, un torrent local. Son souffle faisait flétrir les arbres, ses rugissements faisaient fuir les troupeaux, et son ombre jetait le froid sur les cœurs. La vallée, jusqu’alors paisible, bascule dans la peur. Les bergers n’osent plus monter à l’alpage, les enfants restent cloîtrés, et même les anciens parlent à voix basse.
Dans ce contexte oppressant, deux familles dominent le village : les Muffat et les Grosset. Depuis toujours, elles se disputent les terres, l’eau et le bétail. Leur rivalité, bien connue, divise le bourg. Mais face à la menace surnaturelle, quelque chose change. Le danger est tel qu’il ne laisse plus place aux querelles humaines.
Lors d’une assemblée populaire, sous la halle du village, les anciens exhortent à l’union. Inspirées par ce sursaut collectif, les deux familles ennemies décident de faire front ensemble. C’est un moment symbolique fort, qui marque le basculement de la peur vers l’action. Car si le dragon incarne la nature indomptable, il incarne aussi les divisions humaines face à l’adversité. Et dans cette vallée cernée de montagnes, seule la coopération permet de survivre.
Le piège du Nant-du-Cheval
Fortes de leur alliance nouvelle, les familles Muffat et Grosset élaborent un plan rusé pour capturer la bête. Ils savent que le dragon s’approche souvent du torrent pour boire à la tombée du jour. Les hommes tressent de longues cordes avec des fibres de chanvre et de lin, tandis que les femmes préparent des appâts avec des restes de viande. Le piège est tendu près du Nant-du-Cheval, à l’endroit précis où le dragon a été aperçu plusieurs fois.
Le soir venu, dissimulés derrière les rochers et les fourrés, les villageois attendent en silence. Les bêtes sont enfermées, les lampes éteintes, et la vallée toute entière semble retenir son souffle. Puis, un grondement sourd, un souffle chaud, et deux yeux rougeoyants apparaissent dans la pénombre. La bête approche, attirée par l’odeur. Elle s’avance, sûre d’elle, inconsciente du piège tendu.
Au signal, les hommes tirent de toutes leurs forces. Le dragon se cabre, hurle, se débat. Le sol tremble, la rivière gronde. Mais les cordes tiennent bon, et, dans un dernier effort, les villageois précipitent la créature dans le courant furieux de l’Arly, en crue ce jour-là à cause de la fonte des neiges. Emportée par les flots, la bête disparaît à jamais.
Une victoire gravée dans le paysage
Le lieu du combat est encore visible aujourd’hui. Il porte le nom de Tirecorde, en hommage à l’effort collectif qui permit de vaincre la créature. Ce toponyme, inscrit sur les cartes IGN, est la trace réelle d’une légende orale. C’est là toute la beauté du patrimoine immatériel savoyard : il façonne autant les esprits que les paysages.
Avec le temps, la légende s’est transformée. Certains y voient une métaphore des dangers naturels – avalanches, crues, bêtes sauvages – que les communautés de montagne devaient affronter. D’autres y lisent un message politique sur la nécessité de surmonter les divisions. Pour les plus jeunes, c’est une histoire merveilleuse à raconter lors des veillées ou des randonnées familiales.
La légende du dragon de Praz-sur-Arly n’est pas qu’un conte pour enfants. Elle est l’expression d’une sagesse populaire ancestrale, née d’un territoire montagnard rude mais solidaire. À travers cette histoire, les habitants ont transmis bien plus qu’un souvenir : une leçon d’union, de courage et de résilience.